MÉDIAPART
Par Audrey Guiller, article publié le lundi 7 mars 2022
Faire valoir ses droits peut coûter cher. Les victimes de violences conjugales engagent des frais non remboursés par les assureurs privés. Peu de femmes agressées peuvent prétendre à l’aide publique. Et celles qui l’obtiennent peinent à trouver un avocat qui accepte de les défendre.
Quand elle quitte son domicile en juin 2019, Magalie n’emporte rien. Enceinte, elle fuit un mari devenu si violent qu’elle craint pour sa vie. Elle demande le divorce et dépose plainte pour viol. «Monsieur sera jugé aux assises dans quelques mois», résume-t-elle. Essorée par les années de procédure, Magalie est aussi à sec financièrement. Elle a versé 16500euros à son avocate pour la procédure pénale et 8500euros pour le divorce. Soit 25000euros au total. Je ne savais rien des tarifs d’une avocate, rapporte la jeune femme. J’étais terrorisée. Je ne me suis posé aucune question. J’ai vidé mon compte épargne et emprunté de l’argent à ma famille.»
Pour une femme victime de violences qui trouve la force de porter plainte, «le coût financier de la procédure peut être énorme, relève Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes. Il s’ajoute à toutes les autres conséquences des violences: l’impact psychologique et sur la santé, un éventuel déménagement ou la perte d’un travail».Les frais d’avocat, très variables selon les cabinets et les dossiers, constituent le gros des dépenses. «Une femme victime de violences conjugales peut devoir payer de 2000 à 10000euros pour une procédure visant surtout à protéger ses enfants», détaille Frédérique Pollet-Rouyer, avocate qui adapte le montant de ses factures aux revenus de ses clientes.
Les insuffisances des assurances
À la procédure pénale, qui aboutira – peut-être –à la condamnation de l’agresseur, s’ajoute parfois le volet civil (divorce, garde des enfants, pensions alimentaires) qui vient alourdir la note. «Avant même de porter plainte, j’ai recouru à une avocate pour passer devant le juge aux affaires familiales et éviter une médiation avec mon agresseur, détaille Bérénice, victime de son conjoint. Cela m’a coûté 2000 euros.» Les femmes doivent aussi payer les frais de déplacement et d’hébergement nécessaires aux besoins de l’enquête et poser des jours de congé.
Quand l’agresseur est un inconnu, un ami ou un collègue, les frais de procédure peuvent être pris en charge par l’assurance de la victime. «On peut en bénéficier via l’assurance habitation ou auto, la carte bancaire», explique Anaïs Defosse, avocate.
Mais dès qu’il s’agit de violences conjugales, les assurances bottent en touche. «Ce n’est pas étonnant, dit Vincent Julé-Parade, avocat. Le mis en cause est cotitulaire du contrat. L’assureur refuse d’agir contre l’intérêt d’un des cosignataires.» Bérénice en a fait les frais: «Mon assurance ne m’a pas soutenue au motif que l’agresseur, mon ex-conjoint, n’était pas un tiers lors des faits.» Dans la sphère familiale, la protection juridique ne fonctionne pratiquement jamais, confirme Anne-Charlotte Jelty, directrice du CIDFF 92 Nord. Les assureurs n’ignorent pas que c’est exactement là qu’ont lieu la plupart des violences.
« À force de lobbying, les assureurs changent peu à peu, tempère Anne-Cécile Mailfert. Plusieurs sont en train de modifier leurs clauses de contrats pour assurer les femmes victimes de violences conjugales.» Mais celles et ceux qui accompagnement les victimes aimeraient surtout que l’État leur apporte un soutien digne de ce nom. Avec une réelle prise en charge de leurs frais de justice, avec une aide juridictionnelle plus importante.
Toutes affaires confondues, 1,2million d’hommes et femmes ont bénéficié de l’aide juridictionnelle (AJ) en 2019. Cette année, l’État y attribue un budget de 615millions d’euros. C’est 75% de plus qu’il y a dix ans. Pour autant, la France est toujours à la traîne par rapport à ses voisins. Les pays de l’Union européenne dépensent en moyenne 9,14euros par habitant et par an pour l’AJ. La France n’y affecte que 7,16euros là où une dizaine de pays y consacrent de 20 à 30euros.
La faiblesse de l’aide juridictionnelle
Peu de femmes bénéficient de l’aide juridictionnelle. Seules les victimes de viol peuvent la revendiquer de droit, mais il arrive que les barreaux et les bureaux d’aides juridictionnelles qui instruisent les demandes «oublient» cette automaticité.
Pour toutes les autres formes d’agression, les femmes doivent avoir des revenus (très) modestes et peu de patrimoine pour la recevoir. Par exemple, une femme qui vit en couple avec un enfant doit gagner moins de 15748euros par an et avoir une épargne inférieure au même montant. «J’ai déposé plainte en octobre 2018, illustre Mathilde, victime d’un viol en réunion. Mon assureur a mis six mois à me répondre qu’il refusait de faire fonctionner ma protection juridique. J’ai alors sollicité l’AJ, mais ma demande a été rejetée parce que j’avais une petite épargne de 9000euros.» La jeune femme, qui était alors sans emploi, a contesté ce rejet et a obtenu gain de cause début 2020. Deux ans après son dépôt de plainte.
« Beaucoup de victimes sont au-dessus des plafonds de l’AJ sans pour autant pouvoir payer leurs frais, déplore Anne-Cécile Mailfert. Et les femmes sans papiers en sont exclues.»
Pour Anne-Charlotte Jelty, l’AJ devrait être attribuée automatiquement aux victimes de violences conjugales et sexuelles. Pourtant, l’attribution de l’aide a été améliorée en janvier 2021. «Avant, une femme au foyer agressée par son mari aisé ne pouvait pas demander l’aide. Ou si elle s’était réfugiée chez des proches, les revenus des hébergeants comptaient dans le calcul, retrace Anne-Charlotte Jelty. Désormais, seuls les revenus de la femme importent.» Cela ne suffit pas, comme l’illustre le cas de Magalie, victime de viol conjugal, réfugiée chez ses parents et travailleuse sociale: «Mes revenus dépassaient les plafonds. J’ai donc décidé de passer à 80% et 1380euros de salaire.»
L’épuisement des avocats
Cette baisse de revenus a, hélas, été inutile. L’avocate de Magalie lui a rétorqué qu’elle refusait de travailler aux tarifs de l’AJ. Beaucoup de femmes se heurtent à cette difficulté.
«Les bons avocats pénalistes ont refusé de me prendre car ils sont trop mal payés sur un dossier à l’AJ, raconte Bérénice, victime de violences et viol conjugal. Quand on n’habite pas une grande ville, c’est très compliqué d’en trouver un qui nous accepte.»
Les avocats le reconnaissent, mais ne voient pas comment s’en sortir autrement. «Récemment, j’ai accompagné deux victimes d’inceste bénéficiaires de l’AJ, retrace Frédérique Pollet Rouyer, avocate. Sur une procédure de quatre ans, j’ai travaillé plus de vingt jours. L’État m’a payé 1200 euros.» De ces sommes minimes, les avocats doivent encore soustraire leurs charges, qui peuvent représenter jusqu’à la moitié du montant. Par ailleurs, quand ils défendent des mis en cause bénéficiaires de l’AJ, les avocats sont indemnisés un tiers, voire moitié plus que lorsqu’ils accompagnent une victime. «Car dans un procès, la partie civile est considérée comme accessoire, invitée», indique l’avocate Marjolaine Vignola.
Marjolaine Vignola, avocate
Les avocat·es qui acceptent l’AJ ne peuvent même pas compter sur une quote-part des dommages et intérêts versés à la victime en cas de condamnation de leur agresseur. Car ceux-ci sont généralement très bas. «Tous les jours, je prends des dossiers d’accidents de la route de victimes qui disent qu’elles n’ont pas un euro à mettre dans la procédure, explique Vincent Julé-Parade. Je ne m’inquiète pas, je sais que je pourraiprendre un honoraire de résultat sur l’indemnisation. Mais dans un dossier de viol, on n’est sûr de rien. Les non-lieux et les classements sans suite sont si nombreux.»
Résultat, sur les dossiers de violences sexistes, certaines avocates militantes y vont de leur poche ou s’épuisent. D’autres équilibrent, dans un système de vases communicants: «Une cliente qui pourra payer le prix réel permettra de minorer les honoraires auprès d’une autre, témoigne Frédérique Pollet-Rouyer. Parfois, on ne compte même plus, car on sait que notre cliente ne peut pas suivre.»
Pour s’en sortir, la plupart établissent des quotas. «Chaque semaine, on dit à des femmes que l’on ne va pas pouvoir prendre leur dossier», regrette Anaïs Defosse. «Moi, je ne prends que trois dossiers de violences sexuelles à l’aide juridictionnelle par an, détaille Marjolaine Vignola. Les premières arrivées sont les premières servies. C’est dur. Je me sens presque coupable, responsable de leur découragement.»
Tous ces frais dissuadent beaucoup de femmes de porter plainte. Et contraignent même les plus courageuses à abandonner en cours de route. «Certaines de mes clientes ne font pas appel parce qu’elles n’ont plus les moyens», rapporte Marjolaine Vignola. «Le risque est de voir disparaître de sa clientèle les femmes les plus pauvres parce qu’on ne peut plus assumer de les défendre dans le cadre de l’AJ», ajoute Frédérique Pollet-Rouyer.
«On reproche aux victimes de ne pas porter plainte, mais il faut avoir les moyens de s’offrir le coût d’un procès!, remarque Bérénice. Pourquoi ce ne sont pas aux agresseurs et surtout à la société, qui les laissent agir impunément, d’assumer ces frais de justice?» Marjolaine Vignola comprend ce sentiment d’injustice: «Les femmes se disent: pourquoi je paierais alors que je n’ai pas choisi d’être victime?»
Depuis mars 2019, des avocat·es spécialisé·es de l’association Barreau Paris Solidarité et la Fondation des femmes ont accompagné gratuitement 250femmes dans leur procédure. «On a par ailleurs développé un fonds qui propose un soutien de 2500euros aux femmes accompagnées par des associations d’aide aux victimes, comme l’AVFT ou le CFCV, et qui ne peuvent pas payer l’intégralité de leurs honoraires d’avocate», détaille Anne-Cécile Mailfert. Le CIDFF organise des permanences juridiques gratuites et collabore avec des avocats sur certains dossiers chronophages.
«C’est seulement parce que j’ai trouvé l’association Prendre le droit, qui m’accompagne bénévolement, que je me permets de faire appel, explique Bérénice. Si la procédure se relance, il faudra que je paie l’avocat.» Son idée: lancer une cagnotte en ligne, pour appeler à l’aide.
Boite noire
Nous avons contacté une dizaine de compagnies d’assurance pour leur demander si elles assuraient les femmes contre les violences domestiques. La plupart n’ont pas donné suite. Ou nous ont répondu que tout dépendait de la nature du contrat. Aucune n’a reconnu le besoin de réviser leur fonctionnement.
Nous avons constaté une absence criante de chiffres concernant le coût financier des procédures pour les femmes victimes de violences. En France, personne n’est en mesure de le chiffrer. Idem au niveau européen et international. La Commission égalité de genre du Conseil de l’Europe et ONU femmes nous ont répondu que ces données n’existaient pas.
Plusieurs des personnes interviewées ont été à un moment en contact avec l’association Prendre le droit, dans laquelle une des coautrices de cet article, Nolwenn Weiler, milite à titre personnel.